Prélude
Ceux qui, bien que n’ayant pas de
Maître visible, sont cependant initiés, relèvent d’un Maître indivisible dont
le Coran dit que, plus grand que Moïse, il fut le Maître de Moïse (XII, 64 à
81). Et le Maître qui détient la science
la plus haute, la science de ceux qui sont « auprès de Moi », est le
Vert, al-Khidr. Il donne les eaux
de la vie et de l’immortalité. Il est le
Maître de ceux qui n’en ont pas, les Afrâd, les solitaires.
Son nom chrétien est bien connu, encore
que trop de chrétiens ignorent sa divine Personne. Le Vert, le Kidhr, est l’unité du Père
et du Verbe, son Fils ; Il est l’Esprit-Saint car, éternellement,
le Père engendre son Fils et, éternellement, le Fils revient au Père ; et
de ce double mouvement procède l’Esprit.
Mystérieuse gravitation incréée d’où
viennent toutes choses ! Car tu es,
ô Esprit-Saint, le Vivificateur.
Pour Anne
I
Lorsqu’il se
demande ce qu’il est, d’où il vient, où il va ; lorsqu’il a pris
conscience du caractère énigmatique du monde ; lorsque, fait pour
connaître, il se constate dans l’ignorance et que cette ignorance
l’accable ; alors il s’assigne comme but la recherche de la vérité.
Il ignore, mais
n’accepte pas d’ignorer. Pourquoi donc,
fait pour connaître, est-il dans l’ignorance ? Voilà ce qu’il ignore encore et qui achève de
l’accabler. Car il n’est pas comme le
bœuf dans son pré, qui rumine et contemple l’horizon de ses yeux opaques ;
l’homme que je dis sait qu’il ne sait pas, et il défaille de le savoir.
Quelqu’un
dit : « Savoir, c’est savoir qu’on sait. » Mais ce n’est là que le quart du mystère du
savoir et de l’ignorance ; car je puis savoir et le savoir, et je puis ne
pas savoir et ne pas le savoir, comme le bœuf aux yeux opaques qui rumine dans
son pré ; et je puis encore ne pas savoir et le savoir, comme l’homme qui
défaille à cause de son ignorance, et savoir et ne pas le savoir comme celui
qui a su mais qui a oublié.
Celui-là, qu’il travaille à se souvenir ! Celui qui sait et ne sait pas qu’il sait et celui qui ne sait pas et sait qu’il ne sait pas sont un seul et même personnage, Janus bifront, perdu sur la plage immense qui ourle d’or l’Eternité.
Sache donc que
cette ignorance, qui est ta souffrance, est aussi le remède qui en
guérit : elle vient de ta sagacité.
Bienheureux es-tu, toi qui sais que tu ignores ! A toi les ténèbres, à toi les clameurs, à toi
les déchirements ! Les dieux qui
dorment ne savent pas quel cri, ton cri, perce l’espace et les perfore par le
flanc.
Cette part, ne
peuvent te la ravir ni ceux qui festoient dans le désordre, qui mangent sans
crainte et ne songent qu’à se nourrir eux-mêmes, ni les arbres
d’automne, deux fois morts et sans racines, ni les vagues furieuses de
la mer, qui jettent l’écume de leur honte, ni les astres errants
auxquels un tourbillon de tempête est réservé pour l’éternité.
II
Pauvre enfant
qui as beaucoup lu, tu es gonflé d’un savoir qui consterne. A quelles sources n’as-tu pas bu ? A toutes, je le crains, et même aux plus
boueuses ; et tu ne sais rien de ce que tu devrais savoir ! Tu ne sais pas ce que tu es. Tu es à la recherche de toi-même ; tu
souffres, et tu es seul, et tu demandes pourquoi la loi qui te régit est une
loi de douleur.
L’ignorance
est
le mal, la connaissance est le remède.
C’est parce que tu sais que tu ignores que déjà te
voilà sauvé. Eveille-toi !
Lève-toi ! Tu en sais déjà long si tu
sais que tu
ignores, et tu es déjà riche si tu défailles
d’ignorer. Lève-toi, paralytique, et
marche ! Porte ton grabat sur ton dos !
Il est bon pour
toi de souffrir si tu souffres des ténèbres ; cette souffrance va faire de
toi l’inventeur de toutes les clartés.
Cherche la vérité, et elle seulement, et répète après moi qu’elle est la
bienvenue, si elle apaise, et qu’elle est la bienvenue encore si elle est
Méduse et si elle doit te pétrifier.
Tu dois courir
ce risque, si tu veux vaincre et ravir les trésors que gardent les
Niebelungen. Sans illusion, mais sans
jactance, sans orgueil, mais sans fausse humilité, loin du monde et de ses
bruits, comptant pour rien le fatras d’opinions qui t’encombre, force la
connaissance, étant fait pour connaître, et appelle la vérité, quel que soit le
visage qu’elle doit te réserver.
III
Moi qui te parle, Lysis, sur mon âme ! j’ai reçu l’enseignement sacré de celui qu’on nomme le Verdoyant : il marche à grands pas dans les espaces spirituels, à la recherche des orphelins et des égarés, ayant lui-même été instruit de la science qui est auprès d’Allah.
Celui que je
dis m’a frappé au cœur, et il m’a dépouillé de ma suffisance ; il m’a
révélé ce qui est et ce qui n’est pas, m’identifiant au rayon de lumière qu’il
est impossible de voir sans rendre l’esprit.
Et j’ai connu la mort dans l’insoutenable splendeur de l’existence
éternelle.
Plus rien
n’était, que l’Existence même, qui emplissait à ras bord les siècles en anneau
et tous les réceptacles, du zénith au nadir.
Moi, cependant, je subsistais, ayant cessé d’être, et je considérai avec
effroi le gouffre ouvert devant moi.
Mais Celui-là
même qui m’ôta la vie et m’abandonna aux rives du non-être permit que je
connusse la vie qu’il donne de sa main.
Et depuis, j’ai trempé mes lèvres dans cette coupe, je connais mon
Maître, qui est comme une rose, cloué sur une croix.
L’Esprit
verdoyant procède de lui et donne la vie à ceux qui ont perdu le souffle :
il console l’orphelin et ramène l’égaré.
C’est Lui qui dispense ici-bas toute clémence et toute rigueur, toute
grâce et toute justice ; et depuis qu’il m’a visité, j’apprends humblement
à vivre dans l’ombre de sa beauté.
Gloire à
Lui ! Il m’a ôté l’existence et il
me l’a rendue, me renvoyant dans le monde pour apprendre à devenir un homme,
sachant que la mesure de l’homme n’est ni Dieu sans le monde ni le monde sans
Dieu, mais Dieu dans le monde et le monde en Dieu.
Tu t’étonnes
d’être et tu le dis, et tu tournes ton visage aux quatre points cardinaux du
désert où tu cherches ta route ; car ceux-là que tu croises existent à
peine ; encore un peu et ils ne seront plus, n’ayant pu capter l’instant
éternel dans un grand et immobile mouvement de stupeur.
Vois donc ce
qu’ils admirent ! Des machines qui
font des images, des hommes comme des femmes, des femmes comme des bêtes, des
ombres qui parfois laissent errer leurs regards, la nuit, sur les étoiles du
ciel. Alors une crainte révérentielle
semble s’emparer d’eux, et ils s’interrogent, parlant toutes les langues, mais
leurs paroles s’envolent, et ils ne se comprennent pas.
C’est pourquoi,
bientôt, tout s’achèvera dans la violence et dans les hurlements annonciateurs
du néant où doivent retourner les êtres qui en viennent. Ce peu de vie se hâte vers la mort dont,
déjà, elle se distingue à peine.
L’étonnement
qui compte, mon fils, mon petit frère, mon ami aux yeux pleins de larmes, c’est
celui qu’inspirent l’être et sa nudité.
Soudain tu t’alarmes, tu regardes tes mains, la peur s’empare de
toi. Alors tu trembles sur ta base, et
comme la chair vive émerge à l’air sous le couteau qui la violente, tu émerges
à la nuit spirituelle, tu vas naître, mon fils, dans une grande et muette
clameur de stupeur.
Sache bien qui
tu es, rassasie-toi de le savoir, enivre-toi de ta vision, jusqu’au
désespoir. Ce commencement ne chausse
aucune innocence, fortifie-toi de le comprendre ! Tout être qui dit « moi ! »
est un être coupable, coupable d’être un « moi » et d’ignorer
pourquoi.
Un désir violent trouble les eaux, une attraction intense te déchire, te dénude, te laisse comme un oiseau blessé sur les plages éternelles. Mais sois patient, mon fils, tu apprendras bientôt le secret indicible : tu recevras une pierre blanche où sera écrit ton nom. Et nul ne le saura que toi, qui la tiendras dans ta main que le bonheur fera trembler.
V
Et maintenant, debout ! Ceins tes reins ! Et dans ce que tu entreprends de faire,
montre l’extrême résolution des forts.
Garde les yeux ouverts avec une attention toujours nouvelle, et laisse,
s’il le faut, la terreur te gagner. Car
ce combat est redoutable, Lysis, et le vertige gagne promptement celui qui
s’aventure au centre de l’espace et du temps.
Au centre de l’espace, ce lieu que toi seul occupes,
et au centre du temps, cet instant où tu te rassembles avec une énergie sauvage
afin que celui qui, en toi, connaît et le monde et toi-même – toi dans le
monde, le monde en toi – apparaisse enfin comme un gigantesque soleil.
Et abandonne ce monde, mon fils, mon petit frère, mon
enfant aux yeux pleins de larmes, ce monde de tumultes, de fureurs et de cris,
et qui ne comprend pas que l’ignorance est une misère et que pour les bénis qui
endurent cette misère, la vérité est le bien parfait dans la possession duquel
il importe suprêmement d’entrer.
Ne cherchent la vérité que ceux que l’amour de la
vérité anime et enflamme et qui, du fond de leurs ténèbres pathétiques, vont à
elle comme les biches altérées vont à la source qu’elles devinent dans la nuit.
Mais ceux que
l’amour de la vérité anime et enflamme, ô mon fils, ô mon petit frère, ô mon
ami aux yeux pleins de larmes, ceux qui se lèvent la nuit pour boire l’eau vive
de la vérité, ils sauront, ayant longtemps marché dans le désert, que l’amour
de la vérité conduit à la vérité de l’amour.