Stances de l'ignorance sagace

    Poème en prose paru dans la revue Audace (n°4, 1969) et repris dans le recueil La Connaissance du soir.



Prélude


Ceux qui, bien que n’ayant pas de Maître visible, sont cependant initiés, relèvent d’un Maître indivisible dont le Coran dit que, plus grand que Moïse, il fut le Maître de Moïse (XII, 64 à 81).  Et le Maître qui détient la science la plus haute, la science de ceux qui sont « auprès de Moi », est le Vert, al-Khidr.  Il donne les eaux de la vie et de l’immortalité.  Il est le Maître de ceux qui n’en ont pas, les Afrâd, les solitaires.

Son nom chrétien est bien connu, encore que trop de chrétiens ignorent sa divine Personne.  Le Vert, le Kidhr, est l’unité du Père et du Verbe, son Fils ; Il est l’Esprit-Saint car, éternellement, le Père engendre son Fils et, éternellement, le Fils revient au Père ; et de ce double mouvement procède l’Esprit.

Mystérieuse gravitation incréée d’où viennent toutes choses !  Car tu es, ô Esprit-Saint, le Vivificateur.





Pour Anne

 

I


Lorsqu’il se demande ce qu’il est, d’où il vient, où il va ; lorsqu’il a pris conscience du caractère énigmatique du monde ; lorsque, fait pour connaître, il se constate dans l’ignorance et que cette ignorance l’accable ; alors il s’assigne comme but la recherche de la vérité.

Il ignore, mais n’accepte pas d’ignorer.  Pourquoi donc, fait pour connaître, est-il dans l’ignorance ?  Voilà ce qu’il ignore encore et qui achève de l’accabler.  Car il n’est pas comme le bœuf dans son pré, qui rumine et contemple l’horizon de ses yeux opaques ; l’homme que je dis sait qu’il ne sait pas, et il défaille de le savoir.

Quelqu’un dit : « Savoir, c’est savoir qu’on sait. »  Mais ce n’est là que le quart du mystère du savoir et de l’ignorance ; car je puis savoir et le savoir, et je puis ne pas savoir et ne pas le savoir, comme le bœuf aux yeux opaques qui rumine dans son pré ; et je puis encore ne pas savoir et le savoir, comme l’homme qui défaille à cause de son ignorance, et savoir et ne pas le savoir comme celui qui a su mais qui a oublié.

Celui-là, qu’il travaille à se souvenir !  Celui qui sait et ne sait pas qu’il sait et celui qui ne sait pas et sait qu’il ne sait pas sont un seul et même personnage, Janus bifront, perdu sur la plage immense qui ourle d’or l’Eternité.

Sache donc que cette ignorance, qui est ta souffrance, est aussi le remède qui en guérit : elle vient de ta sagacité.  Bienheureux es-tu, toi qui sais que tu ignores !  A toi les ténèbres, à toi les clameurs, à toi les déchirements !  Les dieux qui dorment ne savent pas quel cri, ton cri, perce l’espace et les perfore par le flanc.

Cette part, ne peuvent te la ravir ni ceux qui festoient dans le désordre, qui mangent sans crainte et ne songent qu’à se nourrir eux-mêmes, ni les arbres d’automne, deux fois morts et sans racines, ni les vagues furieuses de la mer, qui jettent l’écume de leur honte, ni les astres errants auxquels un tourbillon de tempête est réservé pour l’éternité.


II


Pauvre enfant qui as beaucoup lu, tu es gonflé d’un savoir qui consterne.  A quelles sources n’as-tu pas bu ?  A toutes, je le crains, et même aux plus boueuses ; et tu ne sais rien de ce que tu devrais savoir !  Tu ne sais pas ce que tu es.  Tu es à la recherche de toi-même ; tu souffres, et tu es seul, et tu demandes pourquoi la loi qui te régit est une loi de douleur.

L’ignorance est le mal, la connaissance est le remède.  C’est parce que tu sais que tu ignores que déjà te voilà sauvé.  Eveille-toi !  Lève-toi !  Tu en sais déjà long si tu sais que tu ignores, et tu es déjà riche si tu défailles d’ignorer.  Lève-toi, paralytique, et marche !  Porte ton grabat sur ton dos !

Il est bon pour toi de souffrir si tu souffres des ténèbres ; cette souffrance va faire de toi l’inventeur de toutes les clartés.  Cherche la vérité, et elle seulement, et répète après moi qu’elle est la bienvenue, si elle apaise, et qu’elle est la bienvenue encore si elle est Méduse et si elle doit te pétrifier.

Tu dois courir ce risque, si tu veux vaincre et ravir les trésors que gardent les Niebelungen.  Sans illusion, mais sans jactance, sans orgueil, mais sans fausse humilité, loin du monde et de ses bruits, comptant pour rien le fatras d’opinions qui t’encombre, force la connaissance, étant fait pour connaître, et appelle la vérité, quel que soit le visage qu’elle doit te réserver.

Détourne-toi de ceux qui disent qu’il faut manger et qui montrent leur ventre.  La faim est une misère, mais pourquoi en ferais-tu une théorie ?  Ce pain si nécessaire, gagne-le, mendie-le ou, au besoin, le vole, et fais ce que tu dois sans oublier jamais que, vide ou plein, le ventre est toujours le ventre et que l’ignorance est toujours la même, que le ventre soit vide ou plein.



III



Moi qui te parle, Lysis, sur mon âme !  j’ai reçu l’enseignement sacré de celui qu’on nomme le Verdoyant : il marche à grands pas dans les espaces spirituels, à la recherche des orphelins et des égarés, ayant lui-même été instruit de la science qui est auprès d’Allah.

Celui que je dis m’a frappé au cœur, et il m’a dépouillé de ma suffisance ; il m’a révélé ce qui est et ce qui n’est pas, m’identifiant au rayon de lumière qu’il est impossible de voir sans rendre l’esprit.  Et j’ai connu la mort dans l’insoutenable splendeur de l’existence éternelle.

Plus rien n’était, que l’Existence même, qui emplissait à ras bord les siècles en anneau et tous les réceptacles, du zénith au nadir.  Moi, cependant, je subsistais, ayant cessé d’être, et je considérai avec effroi le gouffre ouvert devant moi.

Mais Celui-là même qui m’ôta la vie et m’abandonna aux rives du non-être permit que je connusse la vie qu’il donne de sa main.  Et depuis, j’ai trempé mes lèvres dans cette coupe, je connais mon Maître, qui est comme une rose, cloué sur une croix.

L’Esprit verdoyant procède de lui et donne la vie à ceux qui ont perdu le souffle : il console l’orphelin et ramène l’égaré.  C’est Lui qui dispense ici-bas toute clémence et toute rigueur, toute grâce et toute justice ; et depuis qu’il m’a visité, j’apprends humblement à vivre dans l’ombre de sa beauté.

Gloire à Lui !  Il m’a ôté l’existence et il me l’a rendue, me renvoyant dans le monde pour apprendre à devenir un homme, sachant que la mesure de l’homme n’est ni Dieu sans le monde ni le monde sans Dieu, mais Dieu dans le monde et le monde en Dieu.



IV


J’ose ainsi te parler, sachant qui tu es, mon fils, mon petit frère, mon ami aux yeux pleins de larmes !  Tu es un enfant de l’étonnement, un enfant de la stupeur.  Un jour, tu as regardé tes mains monstrueuses offertes à ton épouvante et tu as crié dans la nuit pour savoir qui tu étais.  Mais personne n’était là pour te répondre.

Tu t’étonnes d’être et tu le dis, et tu tournes ton visage aux quatre points cardinaux du désert où tu cherches ta route ; car ceux-là que tu croises existent à peine ; encore un peu et ils ne seront plus, n’ayant pu capter l’instant éternel dans un grand et immobile mouvement de stupeur.

Vois donc ce qu’ils admirent !  Des machines qui font des images, des hommes comme des femmes, des femmes comme des bêtes, des ombres qui parfois laissent errer leurs regards, la nuit, sur les étoiles du ciel.  Alors une crainte révérentielle semble s’emparer d’eux, et ils s’interrogent, parlant toutes les langues, mais leurs paroles s’envolent, et ils ne se comprennent pas.

C’est pourquoi, bientôt, tout s’achèvera dans la violence et dans les hurlements annonciateurs du néant où doivent retourner les êtres qui en viennent.  Ce peu de vie se hâte vers la mort dont, déjà, elle se distingue à peine.

L’étonnement qui compte, mon fils, mon petit frère, mon ami aux yeux pleins de larmes, c’est celui qu’inspirent l’être et sa nudité.  Soudain tu t’alarmes, tu regardes tes mains, la peur s’empare de toi.  Alors tu trembles sur ta base, et comme la chair vive émerge à l’air sous le couteau qui la violente, tu émerges à la nuit spirituelle, tu vas naître, mon fils, dans une grande et muette clameur de stupeur.

Sache bien qui tu es, rassasie-toi de le savoir, enivre-toi de ta vision, jusqu’au désespoir.  Ce commencement ne chausse aucune innocence, fortifie-toi de le comprendre !  Tout être qui dit « moi ! » est un être coupable, coupable d’être un « moi » et d’ignorer pourquoi.

Un désir violent trouble les eaux, une attraction intense te déchire, te dénude, te laisse comme un oiseau blessé sur les plages éternelles.  Mais sois patient, mon fils, tu apprendras bientôt le secret indicible : tu recevras une pierre blanche où sera écrit ton nom.  Et nul ne le saura que toi, qui la tiendras dans ta main que le bonheur fera trembler.

 

V



Et maintenant, debout !  Ceins tes reins !  Et dans ce que tu entreprends de faire, montre l’extrême résolution des forts.  Garde les yeux ouverts avec une attention toujours nouvelle, et laisse, s’il le faut, la terreur te gagner.  Car ce combat est redoutable, Lysis, et le vertige gagne promptement celui qui s’aventure au centre de l’espace et du temps.

Au centre de l’espace, ce lieu que toi seul occupes, et au centre du temps, cet instant où tu te rassembles avec une énergie sauvage afin que celui qui, en toi, connaît et le monde et toi-même – toi dans le monde, le monde en toi – apparaisse enfin comme un gigantesque soleil.

Et abandonne ce monde, mon fils, mon petit frère, mon enfant aux yeux pleins de larmes, ce monde de tumultes, de fureurs et de cris, et qui ne comprend pas que l’ignorance est une misère et que pour les bénis qui endurent cette misère, la vérité est le bien parfait dans la possession duquel il importe suprêmement d’entrer.

Ne cherchent la vérité que ceux que l’amour de la vérité anime et enflamme et qui, du fond de leurs ténèbres pathétiques, vont à elle comme les biches altérées vont à la source qu’elles devinent dans la nuit.

Mais ceux que l’amour de la vérité anime et enflamme, ô mon fils, ô mon petit frère, ô mon ami aux yeux pleins de larmes, ceux qui se lèvent la nuit pour boire l’eau vive de la vérité, ils sauront, ayant longtemps marché dans le désert, que l’amour de la vérité conduit à la vérité de l’amour.

 



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